lundi 25 octobre 2010

La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque - Giorgio Agamben



I. QUELCONQUE

L’être qui vient est l’être quelconque. Dans l’énumération scolastique des transcendantaux (quodlibet ens est unum, verum, bonum seu perfectum, l’étant quelconque est un, vrai, bon ou parfait), le terme qui, demeurant impensé en chacun, conditionne la signification de tous les autres, est l’adjectif quodlibet. La traduction courante au sens de « n’importe lequel, indifféremment » est certainement correcte, mais, dans sa forme, elle dit exactement le contraire du latin : quodlibet ens n’est pas « l’être, peu importe lequel », mais « l’être tel que toute façon il importe », celui-ci suppose, autrement dit, déjà un renvoi à la volonté (libet), l’être quelconque entretient une relation originelle avec le désir.

Le Quelconque dont il est ici question ne prend pas, en effet, la singularité dans son indifférence par rapport à une propriété commune (à un concept, par exemple : l’être rouge, français, musulman), mais seulement telle qu’elle est dans son être. La singularité abandonne ainsi le faux dilemme qui contraint la connaissance à choisir entre le caractère ineffable de l’individu et l’intelligibilité de l’universel. Car l’intelligible, selon la belle expression de Gersonide, n’est ni un universel ni un individu compris dans une série, mais « la singularité en tant que singularité quelconque ». Dans celle-ci l’être-quel est repris de son appartenance à telle ou telle propriété, qui l’identifie comme membre de tel ou tel ensemble, de telle ou telle classe (les rouges, les Français, les musulmans) - et il est repris non par rapport à une autre classe ou à la simple absence générique de toute appartenance, mais relativement à son être-tel, à l’appartenance même. Ainsi, l’être-tel, qui demeure constamment caché dans la condition d’appartenance (« il y a un x tel qu’il appartient à y ») et qui n’est aucunement un prédicat réel, vient au jour de lui-même : la singularité exposée comme telle est quelconque, autrement dit aimable.

Puisque l’amour ne s’attache jamais à telle ou telle propriété de l’aimé (l’être blond, petit, tendre, boiteux), mais n’en fait pas non plus abstraction au nom d’une fade généricité (l’amour universel) : il veut l’objet avec tous ses prédicats, son être tel qu’il est. Il désire le quel uniquement en tant que tel - c’est ainsi que s’affirme son fétichisme particulier. La singularité quelconque (l’Aimable) n’est jamais dès lors intelligence de quelque chose, mais elle n’est que l’intelligence d’une intelligibilité. Le mouvement, que Platon décrit comme anamnèse érotique, est celui de l’anaphore qui transporte l’objet non pas vers autre chose ou vers un autre lieu, mais vers son propre avoir-lieu, vers l’idée.

II. DES LIMBES

D’où proviennent les singularités quelconques, quel est leur règne ? Les questions disputées de saint Thomas sur les limbes contiennent les éléments d’une réponse. Pour le théologien, en effet, la peine infligée aux enfants morts sans baptême, dont l’unique faute est le péché originel, ne saurait consister en une peine afflictive, comme l’enfer, mais uniquement en une peine privative, telle que l’absence perpétuelle de toute vision de Dieu. Toutefois, contrairement aux damnés, les habitants des limbes n’éprouvent aucune douleur de cette privation : puisqu’ils ne sont pourvus que d’une connaissance naturelle et non surnaturelle, celle-ci étant implantée en nous par le baptême, ils ignorent être privés du bien suprême, ou s’ils le savent (comme l’admet une autre opinion), ils ne sauraient s’en affliger plus qu’un homme raisonnable souffre de ne pouvoir voler. S’ils devaient en souffrir, affligés d’une faute dont ils ne peuvent s’amender, leur douleur les plongerait dans le désespoir, à l’instar des damnés, ce qui serait injuste. De plus : leur corps comme les corps des bienheureux demeurent impassibles, mais uniquement par rapport à la justice divine ; pour le reste, ils jouissent pleinement de leur perfection naturelle.

La peine la plus sévère - l’absence de vision de Dieu - se renverse ainsi en allégresse naturelle : irrémédiablement perdus, ils demeurent sans souffrance dans l’abandon divin. Ce n’est pas Dieu qui les a oubliés, mais ce sont eux qui l’ont oublié depuis toujours, et contre leur oubli, l’oubli divin reste impuissant. Telles des lettres restées sans destinataires, ces ressuscités sont demeurés sans destin. Ni bienheureux comme les élus, ni désespérés comme les damnés, leur âme est à jamais inondée d’une allégresse sans objet.

Cette nature limbale est le secret du monde de Walser. Ses créatures se sont irrémédiablement égarées, mais dans une région au-delà de toute perdition et salut : leur nullité, dont ils sont si fiers, est surtout neutralité par rapport au salut, l’objection la plus radicale qui ait jamais été élevée contre l’idée même de rédemption. Proprement impossible à sauver, est en effet la vie où rien n’est à sauver, et contre elle fait naufrage la puissante machine théologique de l’oiconomia chrétienne. D’où le curieux mélange de friponnerie et d’humilité, d’inconscience de toon et de minutie scrupuleuse qui caractérise les personnages de Walser ; d’où également cette ambiguïté, qui fait que leurs rapports semblent toujours sur le point de se terminer au lit : il ne s’agit ni de υ’βρις païenne ni de timidité créaturelle, mais simplement d’une impassibilité limbale face à la justice divine. Tels le condamné libéré dans la Colonie pénitentiaire de Kafka, survivant à la destruction de la machine qui devait le supplicier, ils ont laissé derrière eux le monde de la faute et de la justice : la lumière qui pleut sur leur front est celle - irréparable - de l’aube qui suit la novissima dies du jugement. Mais la vie qui commence sur terre après le dernier jour est simplement la vie humaine.

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